Le "Chat"

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À quoi peut bien servir le chat ?

Quand on regarde ça de loin, que voit-on ? Un écran, une fenêtre, des noms, des gens derrière des pseudonymes, des paroles, des dialogues, des petites bouilles jaunes et rigolardes… C’est vrai que c’est étrange, on est seul devant une machine, et on a envie de parler avec des gens inconnus. Certains sont en famille, d’autres dans des cybercafés entourés de monde, d’autres encore sont avec des amis, et puis il y a ceux qui sont vraiment seuls, enfermés chez eux.

La plupart pourraient discuter avec des personnes physiques, il n’est pas si difficile dans un lieu public, de se sourire, d’échanger un mot et de fil en aiguille, de créer une conversation. Admettons que cela soit en fait difficile et que nous soyons victimes d’une timidité surhumaine.Ou bien nous avons peur d’être ridicule et les seuls échanges dont nous sommes capables n’auraient qu’un contenu fade et insipide. On pourrait former une longue liste de prétextes pour ne pas engager le dialogue avec son voisin qui est peut-être pourtant très intéressant.

Ou alors, sommes-nous peut-être trop exigeants ? En effet, nous vivons dans une société de consommation et nous voulons tout choisir. On veut le choix pour sa boîte de petits pois, le choix de son programme télé, le choix de sa musique, et quand on en a assez, on veut pouvoir changer. On veut une vie remplie d’options à la demande, on nous impose des choses à longueur de journée, alors notre liberté, notre petite liberté restreinte, on veut en profiter pleinement. Et tout ce que nous pouvons choisir est soumis à nos critères de sélection. Il est possible que sans nous en rendre compte, nous ayons étendu cette conception du choix à nos rapports humains.
Cela n’est pas si absurde en fait.

Nous voyons des gens en permanence à notre travail, mais avons-nous envie de les connaître . Dans la rue, il y a des tas de personnes, et puis il y en a que l’on croise du regard, on sent un courant qui passe, mais il y a aussi le temps qui passe et qui nous dit que nous n’avons pas le temps de nous arrêter pour faire sa connaissance. Et quand bien même le temps ne serait pas un problème, comment être sûr que cette petite sensation d’harmonie était réciproque . On hésite, on se retourne et il est trop tard. On rentre chez soi, on dit bonjour à sa femme, son mari, ses enfants, son poisson rouge, sa plante verte, qui sais-je encore. On est chez soi, dans notre univers stable et protecteur. On allume la télé et on tombe sur la série Friends, on voit cette bande d’amis à qui il arrive des choses formidables. Ou on repense à cette journée où untel nous a raconté la super soirée qu’il a passée avec ses copains. On pense encore à cette invitation pour une petite fête entre collègues. Mais on est si bien chez soi, on a plus envie de sortir.

Pour certains, c’est tout l’inverse, ils sont en permanence entourés de monde, ils discutent tout le temps, mais ont-ils l’occasion de se montrer tels qu’ils sont vraiment . Car voilà, même si nous arrivons à rencontrer nos congénères, il n’est pas pour autant si évident que cela de casser notre carapace. Une fois notre coquille brisée, nous sommes découverts et là, nous sommes obligés de nous assumer.
Pas sûr que nous ayons envie de faire notre coming out à tout bout de champ et sans être certain de connaître nos interlocuteurs.
Même en famille, on a peut-être des sujets tabous ou que nous ne pouvons pas partager sans être regardé de travers ou incompris.

Mais, que nous soyons introvertis ou extravertis, le problème est souvent le même, nous avons peur d’être jugé, nous avons peur de nous retrouver avec une personne non désirée, nous avons peur des conséquences d’afficher en public ce que nous sommes. Et là, la sainte technologie – amen - nous offre le summum en matière de communication. Le chat. LA messagerie instantanée, mondiale, textuelle, vocale, visuelle, anonyme, par critère, déconnectable, disponible à toute heure, paramétrable à volonté, la perfection. Nous nous retrouvons donc avec l’outil qui nous manquait, mieux encore, nous pouvons enfiler notre cape de Zorro et nous présenter ainsi à un Bugs Bunny ou à un smiley souriant. On peut adresser la parole, à n’importe qui, pourvu que l’on soit courtois, la réponse est souvent assurée. Pour les plus exigeants, rien de plus facile que de rechercher la personne qui répond à nos critères : homme, femme, jeune, ou moins jeune, centres d’intérêts, région, couleur de cheveux, signe astrologique, etc.…

Et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Oui ? Et bien non. Non, car cet excès de liberté a fait de ce paradis un enfer où circulent les plus bas instincts. Certains prennent plaisir à en insulter d’autres, il y a ceux qui voient en chaque femme, une conquête acquise avide de sexe, ou encore ceux qui sont incapables de savoir ce qu’ils veulent et qui attendent qu’on leur offre une vie. Eh oui, le chat est un miroir aux alouettes, un pays merveilleux, mais imaginaire. Évidemment, le chat reste un moyen de communication très efficace pour les aficionados de l’informatique. Il est si facile d’échanger une photo, un texte, un programme, de converser sans décrocher son téléphone, c’est le bar virtuel du vingt et unième siècle. On se connaît, on est potes, on se présente, on agrandit son cercle d’amis (ou de copains, on vulgarise tellement le terme « ami »). Mais au-delà, on ne tombe pas forcément sur le prince charmant ou sur l’oreille attentive que l’on cherche.

En revanche, au gré des rencontres, on découvre des personnes, des talents. On partage de nouvelles passions, on échange des tuyaux, on se découvre des qualités, et parfois des défauts. Le plaisir, de profiter de cet univers, tient en quelques mots : courtoisie, intelligence, tolérance et ouverture d’esprit. Vous y rajoutez un brin de curiosité et de patience et vous ne serez pas déçu. Ça y est, nous y sommes. Vous tenez enfin le contact si précieux, celui qui vous répond, celui qui se souvient de vous quand vous revenez une semaine plus tard, celui qui vous comprend et surtout celui qui vous écoute. Et vous n’êtes pas égoïste, car vous faites de même pour lui. Le plus souvent, nous allons trouver des gens sympathiques, mais ils ne nous apportent pas vraiment ce que nous souhaiterions.
Alors, on les met dans notre belle liste de contacts, car ça nous rassure un peu de voir des noms dans cette petite fenêtre, au moins, si on ne trouve pas de dialogues exaltants, on pourra toujours parler du temps qu’il fait à New York ou s’il fait nuit à Montréal.

Soudain, le petit bruit caractéristique du contact désiré se fait entendre, il est là, disponible, et le dialogue de qualité peut commencer.
Les jours passent, les échanges aussi, le portrait attrayant de séduction laisse place à la vérité et le miracle se produit, les mêmes goûts, les rires partagés (mdr ! lol !). Et là, certaines choses étranges peuvent se produire. On commence à éprouver des sentiments pour un petit personnage sur notre écran. On « aime » un inconnu, quand il n’est pas là il nous manque, quand il ne répond pas assez vite, on s’impatiente, on devient exclusif, possessif, jaloux. On commence à employer des mots doux, on veut en savoir plus, on veut matérialiser ce bonheur numérique. On envisage même de se rencontrer. La peur ressurgit, est-il vraiment comme on l’imagine ?

Car on ne cesse d’interpréter des mots, on ne comprend que ce que l’on veut bien retenir. On idéalise tellement cette personne, on voit en elle la perfection, elle finit par passer avant tout le reste, les amis, les vrais amis, le travail, la famille, le poisson rouge, la plante verte et parfois son conjoint. L’amour est un sentiment si délicat et si multiforme qu’il est source de confusion. La confusion est aisée dans ce bel univers numérique : une jeune femme blonde à forte poitrine (qui a oublié de vous dire qu’elle était mariée), un jeune homme qui recherche une femme pour vivre d’amour et d’eau fraîche (ça tombe bien, il n’avait pas de travail et il cherchait un logis chez l’habitante, le temps de se retourner). Enfin, si après ce parcourt du combattant, vous échappez aux pièges du chat, si vous évitez les pervers, les imbéciles, les nymphomanes, les insipides, les moralistes, les vantards, les goujats, alors vous aurez peut-être la chance de tomber sur la perle rare. Vous pourriez même tomber sur un miroir de vous-même. Mais, me direz-vous, le problème reste entier, comment ne pas se faire entraîner dans une histoire complexe et remplie de sentiments. La réponse est simple et elle est en vous.

Que cherchez-vous, que voulez-vous vraiment ? Avant de démarrer votre ordinateur et votre programme de chat, vous devriez déjà avoir la réponse, et si un événement imprévu se produit, une rencontre inattendue, reposez-vous la question. Surtout si vous aimez le plaisir des sens, que vous aimez regonfler votre libido, que vous souhaitez simuler une nouvelle expérience torride avant de l’appliquer à la réalité. Car c’est aussi cela le chat, une source d’inspiration, un puits d’idée, une encyclopédie vivante de l’expérience humaine. Pas de définition dans ce lieu, seulement des expériences, des ressentis, du vécu, du fantasme, de l’imaginaire. En premier, on pense au sexe, mais ce n’est pas le seul aspect qui requière ces qualités.

Le chat est aussi un lieu de création, on s’évade, on se vide l’esprit, on sait pertinemment qu’il y a des personnes réelles derrière, mais on joue chacun un rôle pendant un moment, on se crée un monde à nous. On partage des émotions pour de vrai, alors que nos actions sont irréelles. Pour ceux qui l’ont compris, le chat est un paradis qui ne remplacera jamais la réalité de la vie. Mais ce lieu magique est une source d’enrichissement personnel incroyable.

Pour les autres, cela restera un programme informatique sur leur ordinateur. Leur permettant de temps à autre de parler avec des gens, pour ne pas être seul un moment. Ils se demanderont à quoi cela peut-il bien servir de s’investir dans toute cette virtualité. Et puis un jour, ils se rendront compte qu’ils aiment écouter les autres, comme on aime écouter Pierre Bellemare à la radio. Rien de bien sérieux en somme, mais l’espace d’un moment, ils auront pu faire du bien à quelqu’un en lui permettant d’exister.

Dans le futur, peut-être que ce sera notre ordinateur lui-même qui nous parlera. Il nous écoutera, nous pourrons le configurer à notre guise, comme un complice, un confident, un moralisateur, un ami. On se confiera à lui, il deviendra une extension de nos pensées.
Sera-t-il humain pour autant, saura-t-il nous surprendre, nous faire rire ? Dans nos moments de faiblesse, il nous ressortira avec paternalisme, les préceptes mémorisés par un autre nous-même. On sera toujours seul, mais à deux. Et puis soyons extravagants, aujourd’hui, sur nos Mac, il y a iChat, demain on aura peut-être iMoral ou iPsy…

Encore une chose à méditer : pour ceux qui ont déjà essayé le chat avec des inconnus, ça ne vous a jamais fait peur de vous voir en train de raconter des choses très intimes sur vous-même alors que vous avez en face de vous un parfait étranger ? Posez-vous la question, à qui parlez-vous vraiment ?

Phyleas@mac.com (AIM) - 2005


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